Depuis toujours, chaque innovation majeure s’accompagne d’une vague d’inquiétudes. Qu’il s’agisse de l’imprimerie de la Bible en latin et en grec, de la télévision ou de l’intelligence artificielle, les nouvelles technologies sont perçues comme des menaces pour la société avant d’y être pleinement intégrées.
Le concept de panique morale
Il y a lieu de s’atteler au concept de panique morale, qui réfère à une peur excessive d’un bouc émissaire blâmé pour un problème social réel ou imaginaire. En d’autres termes, ce phénomène se produit lorsque la crainte d’un sujet excède la menace réelle qu’il représente pour la société. Chaque génération semble penser que la suivante dépasse un certain seuil de dépravation morale, cassant avec l’idylle de leur enfance. La panique morale cible donc souvent les jeunes, les groupes minoritaires, les nouvelles technologies et les médias : elle est alimentée par un fossé générationnel, les jeunes étant plus aptes à s’adapter à l’innovation. La majeure partie du temps, lorsqu’une nouvelle forme de média ou de technologie voit le jour, elle se voit accompagnée d’une vague de peur excédant ses moyens réels et accusée de maux sociaux.
L’histoire de la panique morale
Ce phénomène social remonte à l’aube de l’humanité. L’arrivée de la Bible avait déjà suscité une panique morale parmi les populations majoritairement illettrées, sa lecture étant réservée aux élites religieuses, car rédigée en latin ou en grec dans les pays orthodoxes. Il s’est répété à de nombreuses reprises depuis, comme lors des débuts de la valse au XVIIIème ou de la lecture de nouvelles par les femmes au XIXème. Enfin, depuis la fin du XXème siècle, c’est le jeu vidéo qui représentait, jusqu’à récemment, sa plus grande manifestation.
La panique morale centrale de la fin du XXème siècle/ début XXIème : les jeux vidéo
En 1983, Charles Everett Koop, chirurgien général des États-Unis, suggérait que les jeux vidéo étaient une cause majeure de violence familiale et en 1993, le Congrès américain menaçait l’industrie du jeu vidéo de réglementation ou de censure. Une série de fusillades dans des écoles à la fin des années 1990, perpétrées par des jeunes blancs de banlieue, a permis au blâme des jeux vidéo de prendre une réelle ampleur : il n’était pas réellement possible, ici, d’accuser une minorité. Notamment, la tuerie de Columbine de 1999 a marqué le début d’un débat intense sur le lien entre jeux vidéo violents et actes de violence, alimenté par une panique morale persistante. Malgré un manque de preuves scientifiques solides établissant ce lien, des chercheurs influents, souvent soutenus par des agendas politiques ou des financements conséquents, ont popularisé l’idée que les jeux vidéo favorisent l’agression.
Ce débat a donné lieu à des études méthodologiquement discutables et utilisant des mesures d’agression peu pertinentes, tandis que les médias amplifiaient la panique avec des titres sensationnalistes. En réalité, les jeux vidéo expliqueraient au mieux une infime part (0,4 % à 3,2 %) des comportements agressifs mineurs, mais la peur persiste à modeler les perceptions publiques et les politiques, souvent au détriment d’une analyse factuelle et équilibrée.
Une panique morale est ainsi à l’origine de la transposition faite entre des actions effectuées dans les jeux vidéo et un potentiel comportement futur et réel. Les jeux vidéo peuvent cependant influencer la pensée au-delà d’autres formes de persuasion et ce, de diverses manières : la « rhétorique procédurale » d’Ian Bogost est expliquée comme étant la façon dont les règles, les structures de récompense et les processus d’un jeu sont utilisés pour véhiculer un message persuasif. Ces procédures, bien que souvent perçues négativement, donnent toutefois une structure au comportement des joueurs et peuvent mener à une expression créative.
Le dernier en date : l’intelligence artificielle
Aujourd’hui, l’intelligence artificielle semble prendre le relais comme nouvelle cible de la panique morale. Accusée de menacer l’emploi, de favoriser la désinformation ou encore d’abolir la créativité humaine, elle suscite des craintes similaires à celles qui ont accompagné les paniques morales précédentes à leurs débuts. Pourtant, l’histoire montre que ces inquiétudes finissent souvent par s’estomper au fil de l’adoption progressive de la technologie, comme il peut déjà être le cas pour certaines populations. La véritable question ne serait alors pas tant de savoir si l’IA est un danger, mais plutôt celle de l’intégrer dans la société de manière à ne pas céder à la panique morale qui l’entoure.
Toute innovation bouleverse l’ordre établi, et avec elle renaît l’éternelle crainte de l’inconnu. Mais l’histoire nous enseigne une leçon précieuse : ce qui effraie aujourd’hui devient souvent banal demain. L’imprimerie n’a pas détruit le savoir, la télévision n’a pas abruti les masses, et les jeux vidéo n’ont pas engendré une génération violente.
Plutôt que de céder à la peur, peut-être est-il temps d’adopter une approche lucide : ni aveuglement enthousiaste, ni rejet instinctif, mais une réflexion mesurée, à la mesure des défis et des opportunités que les nouvelles technologies présentent.
Ghanbary Nina
Master 2 Cyberjustice 2024/2025, COMED
Stanley Cohen, Folk Devils and Moral Panics,1972.
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