La démocratisation du numérique a permis d’imposer un nouveau modèle de consommation, et a grandement appuyé la refonte de l’industrie culturelle. Cette évolution n’est pas sans tension, en particulier avec les acteurs traditionnels que sont les salles de cinéma.
- La naissance d’un cadre protecteur :
Avec l’arrivée massive des postes de télévisions au sein des foyers à partir des années 1960, une baisse significative de fréquentation des cinémas est constatée.
Face à leur place éminemment grandissante, une volonté de protéger ces derniers s’est rapidement installée, et la chronologie des médias est née. Le principe est qu’un délai doit exister entre la sortie d’un film en salle de cinéma et sa diffusion sur d’autres supports : un calendrier de distribution des films en fonction des supports. L’objectif ? Garantir une exclusivité temporaire aux exploitants cinématographiques et positionner ces lieux comme l’espace privilégié de diffusion des œuvres, leur garantissant une certaine rentabilité.
Dès le départ, un usage de l’Office de radiodiffusion-télévision française laissait un délai de cinq ans s’écouler. Des délais sont par la suite véritablement imposés, par des arrêtés ministériels de 1980 et la loi sur la communication audiovisuelle de 1982. Très rapidement l’Union européenne s’est saisie de la question, fixant un cadre aux Etats-membres. Aujourd’hui la place est laissée à des accords interprofessionnels, la loi ne fixant que des minimaux impératifs.
Bien que ce principe soit établi de longue date, ces accords sont régulièrement renégociés pour suivre l’évolution constante du numérique. Aussi, il a récemment fait parler de lui.
- Aménagement de la règle et le cas Kaizen sous les projecteurs
La chronologie des médias n’est pas tout à fait rigide, l’article R211-45 du Code du cinéma et de l’image animée y prévoit des dérogations pour des sorties événementielles. Dans ce cadre, le film Kaizen disposait d’un visa d’exploitation : 500 séances exceptionnelles en salle sur une durée de deux jours maximum, leur permettant d’être diffusé rapidement sur d’autres supports. Ce mécanisme vise notamment à encourager des projets innovants tout en protégeant les exploitants classiques.
Cependant, le distributeur du film (MK2), face à une forte demande, a dépassé cette limite et organisé près de 800 séances. Le film a ensuite été publié sur Youtube le 14 septembre, deuxième journée de diffusion en salle. Et, après avoir acheté les droits de diffusion, sur TF1+ et diffusé sur la chaîne télévisée. Le film est visualisable gratuitement par ces trois canaux.
De fait, une atteinte est constituée et MK2 s’expose à une amende de 45 000 euros par l’article L432-1 du Code du cinéma et de l’image animée, et de potentielles sanctions administratives du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC). Le producteur Inoxtag (Inès Benazzouz) peut aussi être inquiété s’il a participé activement à ce choix non-conforme.
Pour l’heure, le CNC choisit de ne pas recourir à de telles sanctions.
- Les difficultés éprouvées par le principe
A l’occasion de ces controverses, le président du CNC a rappelé l’importance de maintenir ce cadre protecteur pour le monde du cinéma, et craint que ce cas soit “un précédent fâcheux”. Il appelle à ce titre des “sanctions plus dissuasives”.
Toutefois, l’efficacité des amendes peut être remise en question face aux influenceurs et grandes plateformes, qui, grâce à leur large audience, génèrent des revenus considérables et échappent facilement à l’impact du cinéma traditionnel. Les plateformes de streaming, par leur modèle économique basé sur l’abonnement et/ou la publicité, transforment la manière dont les contenus sont consommés et distribués.
L’infraction de Kaizen n’est d’ailleurs pas l’unique élément ayant lancé le débat sur la pertinence des règles en place. Il faut bien comprendre que cette règle ne contraint pas à une diffusion en salle et le respect d’un délai pour les autres supports : une diffusion exclusive sur les plateformes est possible. En effet, avec l’essor des plateformes de streaming comme Netflix, Disney+, ou YouTube, le modèle traditionnel de distribution des films est mis à rude épreuve.
↳ Les chiffres illustrent l’ampleur du changement : le chiffre d’affaires des abonnements français aux plateformes de streaming vidéo a été multiplié par huit, passant de 249 millions d’euros à 2 milliards d’euros en 2023, en l’espace de 6 ans (Statista).
Les récentes négociations de la chronologie des médias témoignent de cette évolution. Le dernier accord du 24 janvier 2022 a permis une réduction des délais, mais reste jugé insuffisant face aux enjeux numériques actuels. Pour ordre d’idée, ceux-ci varient de 4 à 36 mois.
- La Société des auteurs et compositeurs dramatiques a refusé de signer cet accord, estimant que la durée de validité de l’accord pour trois ans est trop longue pour un secteur en mutation rapide. Aussi, elle craint que de tels délais prolongés nuisent à l’accès du public aux films, entraînant une baisse de fréquentation des cinémas (choix de ne pas passer par la case cinéma) et favorisant le piratage.
- Disney et Amazon, avec des réserves similaires, ont également refusé l’accord. Pour Disney, une attente de 17 mois est jugée trop longue et l’obligation de proposer les films à gros budget (plus de 25 millions d’euros) aux chaînes de télévision gratuites nuit à l’intérêt de sa propre plateforme.
L’accord, signé pour une durée de trois ans, arrive dorénavant à son terme et son successeur est actuellement en cours de signature par les différents diffuseurs. Le Ministère de la culture salue les avancées de l’accord de 2022 et déclare : “l’accord aujourd’hui mis en signature s’inscrit dans la continuité de l’actuelle chronologie”. La réduction des délais de 2022, bien que marquant effectivement une progression, reste néanmoins encore en décalage avec les réalités contemporaines.
Conscient de cela, Disney+ s’est finalement plié aux exigences françaises pour l’accord à venir et annonce, ce 29 janvier, sa signature pour un délai de 9 mois. Cette réduction significative a été obtenue en s’engageant à un investissement de “25 % de son chiffre d’affaires net annuel généré en France pour financer des œuvres cinématographiques et audiovisuelles, européennes et françaises”, finançant un minimum de 70 films, de tous genres.
Le nouvel accord, dont la publication officielle est attendue ce mois-ci, n’a pas encore recueilli les positions définitives des autres distributeurs.
Il est tout de même intéressant de remarquer que ce premier compromis, valable pour les trois prochaines années, s’inscrit dans une logique de modèle hybride. La consommation sur les plateformes pourrait ainsi coexister avec la protection du cinéma grâce à une contribution financière des œuvres, pour y accéder plus rapidement. Un tel modèle pourrait même ouvrir la voie à une diffusion immédiate, instaurant ainsi une véritable coexistence équilibrée entre salles et plateformes.
La France, malgré ses efforts, se distingue toujours par des délais plus stricts que ceux appliqués par ses voisins. Cette posture, pensée pour préserver les salles, soulève des interrogations quant à l’évolution rapide des usages et des attentes du public.
Laeticia ESCHLIMANN
M2 Cyberjustice – Promotion 2024/2025
Sources :
- Code du cinéma et de l’image animée
- 20minutes sur le non-respect de la chronologie des médias par le film Kaizen
- Accord de 2022 à 2025
- Communiqué de la SACD
- Haas avocats sur l’accord de 2022
- Communiqué de presse du Ministère de la culture sur l’accord de 2025
- Communiqué de presse de Disney+, 29 janvier 2025
- L. Pruvoost, Cinéma : distribution et chronologie des médias à l’ère de la SVOD, 2022
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