You are currently viewing États-Unis : la question de l’exploitation des données suite à la pénalisation de l’avortement

Le vendredi 24 juin 2022, la Cour suprême des États-Unis opère un retour arrière historique en renversant l’arrêt Roe versus Wade en vigueur depuis 1973.
Cet arrêt fondateur reconnaissait le droit à l’avortement dans tous les États du pays comme un droit constitutionnel.

Ainsi, près de la moitié des États du pays a immédiatement procédé à une importante restriction ou, plus sévèrement, à l’interdiction de l’avortement. Néanmoins, face à ce recul considérable des droits des femmes, les préoccupations se tournent également vers le monde de la tech. 

En effet, dans cette « ère de surveillance numérique généralisée », la criminalisation de l’avortement semble ouvrir la voie à l’utilisation, par les autorités américaines, des données numériques pour identifier une femme qui souhaite recourir à l’avortement ou vient d’y avoir recours.
Ces données peuvent alors provenir de l’achat d’une pilule abortive sur internet, d’un test de grossesse, de la géolocalisation à proximité d’un centre de planning familial, des réseaux sociaux ou encore d’applications de suivi du cycle menstruel. 

Des centaines de millions de femmes utilisent des applications de suivi menstruel, telles que Clue, Flo, Glow Period Calendar ou encore Natural cycles, faisant ainsi, s’élever le marché de la « FemTech », à environs 50 milliards de dollars d’ici 2025. Ce lourd enjeu économique soulève une question, à savoir quand les intérêts économiques primeront au détriment de la vie des femmes.

Partant, l’usage de telles applications interroge quant à la fiabilité. Mais plus encore, la question de l’exploitation des données personnelles et du respect de la vie privée semble problématique. 

Diverses enquêtes et plusieurs organisations non gouvernementales internationales telles que Privacy International ou Electronic Frontier Foundation avaient révélé les mauvaises pratiques des services de ces applications et les nombreuses failles existantes, notamment dans les procédures liées à la protection des données personnelles.


Par ailleurs, il avait été démontré que la majorité de ces applications partageaient, à l’insu des utilisatrices, les données collectées, majoritairement des informations sensibles et non cryptées, avec des « tierces parties » (comme Google, Facebook, Amazon etc.).
Même s’il y aurait une anonymisation des données, celle-ci demeurerait sans réel intérêt puisque les données peuvent être compilées avec d’autres informations par des « data brokers ». 

Au-delà de ces pratiques, l’inquiétude grandit quant à l’utilisation de ces données comme preuve à l’appui d’éventuelles procédures judiciaires.

Une enquête datant de juin 2022 a révélé que Facebook partageait avec « des centaines de centres de crise de la grossesse », des données concernant les personnes ayant seulement consulté leur site web. D’autant plus que certaines organisations anti-avortements ont pu y avoir accès. 

Si, dans l’Union Européenne, les citoyennes sont davantage protégées par le Règlement général de la protection des données quant à la collecte et l’exploitation des données personnelles par des tiers, aux Etats Unis, en revanche, la situation est différente. Même si le Sénat avait adopté, en 2021, le Protecting Personal Health Data Act, les applications de suivi menstruel ne s’avèrent aucunement soumises à la loi fédérale Health Insurance Portability and Accountability Act réglementant les conditions de partage des informations privées sur la santé.  

Ainsi, associations et médias se sont mobilisés pour inciter les utilisatrices à désinstaller les applications de suivi menstruel et à désactiver leurs données de géolocalisation, voire même à utiliser des téléphones prépayés.

Toutefois, il convient de souligner que ces applications ne sont pas les seules à pouvoir être exploitées par les autorités. En effet, les géants de la tech tels que Google et Meta ont également un rôle primordial. 

Bien qu’ayant tous deux réagi à la décision de la Cour suprême, Meta et Google ne pourront pas se soustraire à la régulation des contenus et contredire la loi dans les États où l’avortement est désormais illégal. Et ceci, même si Meta a promis « de prendre en charge les frais de ses employées devant se déplacer hors de leur État d’origine pour un avortement ». De même pour Google qui a énoncé que « ses salariés qui vivent dans des États où l’avortement est interdit peuvent demander à être mutés dans d’autres endroits ». 

Pire encore, la loi américaine Cloud Act pourrait contraindre les entreprises du numérique à transmettre leurs données aux autorités, notamment dans le cadre d’enquêtes de justice.
Cela entraînerait un risque que les données personnelles soient utilisées pour condamner les femmes ayant avorté ainsi que les personnes qui les ont aidées. 

Par ailleurs, les démocrates s’opposent fermement à la décision de la Cour Suprême en promouvant l’adoption, au niveau fédéral, d’une loi en faveur de la protection des données personnelles. Cette loi serait ainsi le gage d’une protection de la vie privée et de la liberté de chacun contre une surveillance indue. 

Bien que la problématique de cette surveillance ait déjà été soulevée par de nombreuses critiques, comparant cela au système du crédit social chinois, l’exploitation de ce type de données personnelles par les autorités changerait la donne sur la perception de l’outil numérique. Ce dernier passerait ainsi d’un usage routinier à un usage permettant de criminaliser les citoyens.  

 

Lucia Berdeil 

M2 Cyberjustice – Promotion 2022/2023

 

Sources : 

https://siecledigital.fr/2022/06/29/avortement-donnees-personnelles/

https://theconversation.com/donnees-de-sante-de-fertilite-de-localisation-les-craintes-post-roe-inedites-et-legitimes-des-americaines-191046

https://theconversation.com/le-pour-et-le-contre-faut-il-sinspirer-du-systeme-de-credit-social-chinois-176171

https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=3666305

https://www.markey.senate.gov/imo/media/doc/lettersapple_google_play_store_data_policie s.pdf 

https://www.privacyinternational.org/long-read/3196/no-bodys-business-mine-how- menstruation-apps-are-sharing-your-data

https://www.hal.inserm.fr/inserm-03798828/document

https://theconversation.com/donnees-de-sante-de-fertilite-de-localisation-les-craintes-post-roe-inedites-et-legitimes-des-americaines-191046

 

A propos de Lucia Berdeil