You are currently viewing Le Conseil d’Etat valide la multiplication de données sensibles susceptibles de fichage

Par une décision rendue le 4 janvier 2021, le Conseil d’Etat a rejeté les requêtes de syndicats qui dénonçaient la « dangerosité » des fichiers mentionnant, notamment, les opinions politiques, appartenances syndicales et données de santé, des personnes considérées comme dangereuse pour la « sécurité publique » et la « sûreté de l’Etat ».

Dans un contexte déjà tendu par la proposition de loi « sécurité globale » et le texte « séparatismes », le gouvernement a, le 4 décembre 2020, publié trois décrets permettant d’élargir le champ de trois fichiers, à disposition des services de renseignement, de police et de gendarmerie. Les fichiers concernés sont :

  • Le PASP (Prévention des Atteintes à la Sécurité Publique) de la police 
  • Le Gipasp (Gestion de l’information et prévention des atteintes à la sécurité publique) des gendarmes 
  • L’EASP (Enquêtes Administratives Liées à la Sécurité Publique), utilisé pour réaliser les enquêtes administratives préalables à certains recrutements dans la fonction publique.

Ces fichiers concernent les personnes « dont l’activité individuelle ou collective indique qu’elles peuvent porter atteinte à la sécurité publique ». 

Selon les chiffres transmis par le ministère de l’Intérieur début novembre 2020, plus de 60 000 personnes étaient inscrites au PASP, 67 000 au Gipasp et un peu moins de 222 000 à l’EASP.

Ainsi, par application de ces décrets, de nouvelles données sensibles pourront y être renseignées, notamment « les opinions politiques », les « convictions philosophiques et religieuses » et l’« appartenance syndicale », et non plus seulement les « activités » politiques, religieuses ou syndicales. Outre ses catégories de données, les « données de santé révélant une dangerosité particulière », celles « relatives aux troubles psychologiques ou psychiatriques », les « comportements et habitudes de vie », les « déplacements », les « pratiques sportives » ou encore les « activités sur les réseaux sociaux », dont les pseudonymes, pourront aussi y être collectés.

De plus, les décrets permettent d’étendre ces fichiers aux personnes présentant un danger pour la « sûreté de l’Etat », « susceptibles de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation ou de constituer une menace terroriste ».

Enfin, le décret vise également à mieux surveiller l’activité des personnes morales et des groupements de fait, qui pourront être fichés comme le sont les personnes physiques.

La validation de la légalité des décrets par le juge des référés

Le Conseil d’Etat avait été saisi en référé par plusieurs associations syndicales, dont la CGT, FO ou la FSU, mais aussi par le Syndicat de la magistrature et le Syndicat des avocats de France dans le but de suspendre l’exécution de ces décrets, 

Face à ces recours, le Conseil d’Etat a validé la légalité des décrets gouvernementaux, en précisant que ces textes ne portaient pas « une atteinte disproportionnée » à la liberté d’opinion, de conscience et de religion ou à la liberté syndicale.

De plus, le Conseil d’Etat fait valoir que le recueil de ces données sensibles était déjà, par dérogation, autorisé dans le code de la sécurité intérieure, et que seules les activités « susceptibles de porter atteinte à la sécurité publique ou à la sûreté de l’Etat » sont concernées, ce qui « interdit notamment un enregistrement de personnes sur une simple appartenance syndicale ». 

Cette décision du juge des référés implique qu’il ne s’agit donc pas d’un « fichage de masse des français ». En effet, l’avocat des organisations syndicales, Paul Mathonnet, rappelle que l’opinion ne sera consignée qu’au regard d’une activité : « Si vous achetez un ouvrage anarchiste, l’agent ne pourra pas marquer “opinion anarchiste” si vous n’avez pas d’activité anarchiste. »

Enfin, le Conseil d’Etat souligne qu’il n’est pas question d’automatiser la collecte des données et estime que si l’un des décrets prévoit l’enregistrement d’une personne dans six fichiers distincts, cela « ne saurait le faire regarder comme instaurant des opérations d’interconnexion ».

Une surveillance accrue qui soulève des interrogations

Dans son avis sur l’élargissement du champ d’action de ces fichiers, la CNIL note que le décret va « étendre de manière très significative la liste des catégories de données susceptibles d’être collectées ». Il suffit, en effet, de comparer l’ancienne version version de l’article R 236-12 du Code de la sécurité intérieure et la nouvelle, pour le constater.

D’autre part, la commission souhaitait que le gouvernement apporte plus de précisions à propos de certaines catégories de données collectées, comme les « comportements et habitudes de vie », les « déplacements » ou encore les « pratiques sportives », « afin de délimiter de manière plus fine ce que recoupent ces catégories », mais il n’a pas pris en compte son avis.

Pourront aussi être recueilli les identifiants et pseudonymes sur les réseaux sociaux (mais pas les mots de passe). Dans le cadre du fichier EASP sur les enquêtes administratives, toute personne souhaitant avoir une habilitation devra d’ailleurs fournir ses pseudos, y compris Twitter.

Le ministère de l’Intérieur a précisé à la CNIL « que les informations collectées porteront principalement sur les commentaires postés sur les réseaux sociaux et les photos ou illustrations mises en ligne », ce qui pourrait faire craindre une certaine vulnérabilité provoquant une relative censure des utilisateurs sur les réseaux sociaux, désormais. Les interrogations à propos de ce type de fichiers ne sont d’ailleurs pas récentes puisque ces décrets rappellent le très décrié fichier Edvige qui avait été créé en 2008, puis retiré par le gouvernement Fillon, suite aux polémiques. Arthur Messaud, porte-parole de La Quadrature du Net, ONG spécialisée dans la défense des libertés publiques, se dit d’ailleurs « inquiet », car « tout ce qui avait été enlevé du fichier Edvige, à savoir le fichage des opinions politiques et religieuses, et non plus seulement des activités politiques et religieuses, a été remis ».

La problématique de la légalisation de pratiques illégales

Dans ce même avis, la CNIL relève que les décrets visent à permettre de « tenir compte de l’évolution de certaines pratiques dans l’utilisation de ce traitement et, ce faisant, de les régulariser », ce qui signifie que les fonctionnaires chargés d’alimenter ces fichiers n’ont pas attendu de cadre légal afin de procéder au fichage de ce type de données. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que le législateur consacre une technique utilisée de manière officieuse par les fonctionnaires chargés de la sécurité publique. En effet, le législateur a déjà validé et encadré les pratiques officieuses d’écoutes téléphoniques par une loi du 10 juillet 1991, de perquisitions informatiques par une loi du 13 mars 2003, de captations de données informatique par une loi du 14 mars 2011, ou encore de géolocalisation par une loi du 28 mars 2014.

Ainsi, au-delà de ces nouveaux décrets, la défiance des citoyens vis à vis des forces de l’ordre se situe aussi à ce niveau, car si le législateur vient régulièrement légaliser des pratiques jusqu’alors illégales, à quel moment considérera-t-on que les techniques sont trop liberticides ? De même, comment justifier, dans un Etat de droit, qu’un décret puisse courir derrière une pratique policière déjà en cours ?

Thomas REGIOR 

M2 Cyberjustice – Promotion 2020/2021

Sources

https://www.la-croix.com/France/Le-Conseil-dEtat-valide-fichage-convictions-religieuses-opinions-politiques-2021-01-05-1201133268

https://twitter.com/CgtFercSup/status/1346712427837190145

https://www.lemonde.fr/pixels/article/2020/12/07/le-gouvernement-elargit-trois-fichiers-de-renseignement_6062511_4408996.html

https://www.lemonde.fr/politique/article/2021/01/05/le-conseil-d-etat-autorise-l-elargissement-des-fichiers-de-police_6065229_823448.html

https://www.liberation.fr/france/2020/12/10/l-executif-lache-la-bride-aux-fichiers-de-renseignement-territorial_1808254

https://www.conseil-etat.fr/actualites/actualites/modification-des-dispositions-du-code-de-la-securite-interieure-relatives-au-traitement-de-donnees-a-caractere-personnel-decisions-en-refere-du-4

https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000042608234