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A l’heure du projet de réforme de la justice, porté par le garde des Sceaux Eric Dupond-Moretti et présenté ce mercredi 14 avril en Conseil des ministres, la question de l’enregistrement des procès refait surface. 

En France, tout citoyen peut se rendre dans un tribunal pour assister à une audience, sous réserve du nombre de places disponibles dans la salle et de certains cas spécifiques de huis clos. C’est ce qui découle directement du principe de publicité des audiences qui constitue une garantie démocratique.

Toutefois, depuis une loi du 6 décembre 1954 modifiant la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881, la présence de caméras, d’appareils photo ou de microphones est interdite pendant les audiences des juridictions judiciaires et administratives. Quelques exceptions sont seulement prévues par la loi à des fins de preuve (par exemple, en cas de témoignage douloureux, l’enregistrement est autorisé afin d’éviter à une victime d’avoir à témoigner plusieurs fois) ou en cas de procès à dimension historique, depuis une loi du 11 juillet 1985. A ce jour, seulement quatorze procès ont été filmés, dont les procès de Klaus Barbie, de Maurice Papon ou plus récemment des attentats de Charlie Hebdo. Dans tous les cas, ils ne sont accessibles au public que 50 ans après leur captation. Tout ceci témoigne du cadre trop restreint de l’application du principe de publicité de la justice. 

La justice est pourtant rendue au nom du peuple français, alors pourquoi ne pourrait-il pas avoir plus facilement accès à ces audiences ?

C’est donc dans l’espoir de rendre les décisions de justice accessibles à tous, qu’Eric Dupond-Moretti souhaite autoriser l’enregistrement et la diffusion des procès des juridictions judiciaires et administratives, dans le projet de loi qu’il défend.

En quoi consiste la proposition d’Eric Dupond-Moretti ?

Pour comprendre les motivations du ministre de la Justice derrière ce projet de loi, revenons d’abord sur le célèbre adage « nul n’est censé ignorer la loi ». Tout le monde le connait, mais qui peut réellement affirmer connaitre les lois dans leur totalité ? Mis à part un juriste chevronné se consacrant à la connaissance des lois (et encore…), personne. De nos jours, quand un fait de société défraie la chronique ou qu’une difficulté émerge, un texte est créé. Cela aboutit à un millefeuille législatif au sein duquel il est difficile de se retrouver. 

Conscient de cette réalité, le ministre de la Justice souhaite rendre le droit plus compréhensible et la justice plus accessible. Il explique qu’il veut de la pédagogie dans la justice. Il donne un exemple marquant en expliquant que beaucoup de jeunes pensent qu’en France les avocats interpellent les juges par des expressions telles que « Objection votre honneur ! ». Or, il est difficile de le leur reprocher, les seuls procès auxquels ils ont accès étant ceux diffusés par les séries américaines !

Pour améliorer la connaissance du fonctionnement de la justice et du langage judiciaire, allant de la connaissance du nom des professionnels de justice, à la meilleure appréhension du déroulement d’un procès (plaidoiries des avocats, réquisition des procureurs, rôle des experts, jugements), le ministre de la Justice aimerait qu’à l’issue de chaque procès enregistré, un professionnel de justice explique le processus judiciaire : ce qu’il s’est passé, les différents rôles des professionnels qui sont intervenus, le jugement, etc.

En outre, ouvrir les tribunaux aux caméras serait une garantie démocratique de la légitimité de la justice. Pour Eric Dupond-Moretti, cette réforme vise à redonner « confiance dans l’institution judiciaire ». En effet, dans un Etat de droit, le citoyen doit pouvoir constater par lui-même le respect des règles et des garanties procédurales caractérisant un tribunal. La citation de Mirabeau, rapportée par le philosophe Jeremy Bentham, en est une parfaite illustration « Donnez-moi le juge que voudrez, partial, corrompu, mon ennemi même, si vous voulez, peu m’importe pourvu qu’il ne puisse rien faire qu’à la face du public ». Ainsi, la diffusion des procès serait garante d’une meilleure transparence et régulation de la justice.

Enfin, filmer la réalité des procès ne permettrait-il pas de rééquilibrer la balance face à la médiatisation des affaires en amont des procès. Montrer que les juges font preuve de recul et d’objectivité dans l’application de la loi à partir de tous les éléments du dossier. Montrer aussi qu’ils se distinguent de l’opinion publique caractérisée par son instantanéité, ses prises de parti et son manque d’analyse du contexte permettant de comprendre une affaire. Outre la meilleure information des citoyens, diffuser la justice revaloriserait donc le travail des professionnels de la justice et permettrait à chacun de comprendre une affaire dans son ensemble.

Modalités pratiques 

Les modalités pratiques devront toutefois être définies afin que l’enregistrement se déroule dans les meilleures conditions de sécurité et de respect des droits de chacun. Un cahier des charges devra être respecté quant à la manière de filmer (quelles prises de vue ? quelles caméras ? quels délais ?). Les victimes disposant par ailleurs d’un droit à l’image, pourront, si elles le souhaitent, imposer que leur visage soit flouté lors de la diffusion de l’enregistrement. Les procès qui ne sont aujourd’hui pas ouverts au public en raison de leur caractère intime (ex : divorce), ne pourront être filmés, que si toutes les parties y ont préalablement donné leur consentement. La présomption d’innocence devra être respectée et, afin de ne pas tomber dans du voyeurisme, le garde des Sceaux précise que les audiences ne seront diffusées qu’une fois le jugement devenu définitif.

La question du droit à l’oubli qui pourrait être exercé par l’une des parties devra également être traitée afin de ne pas nuire à la réinsertion des personnes jugées après une certaine durée.

Enfin, le ministre de la Justice assure que cela ne coûtera rien à la justice. En effet, tant les coûts techniques (installation des caméras) que de diffusion seront pris en charge par la chaîne d’information choisie, publique ou privée.

Daphné VIGNERON

M2 Cyberjustice – Promotion 2020/2021

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